Le langage du coeur
Une nuit calme. Le village dort paisiblement. Le toit de leur maison dégage un mince filet de fumée, restes du feu d'hier soir. Elle est recroquevillée sur elle-même comme à son habitude. Les nuits sont rudes à cette période de l'année, et ils ne disposent pas d'assez de bois pour conserver le feu une nuit entière. Elle se retourne et s'emmitoufle sous les couvertures, se laissant aller aux rêveries que font les jeunes filles de son age. Elle s'imagine aux bras d'un beau jeune homme, un cavalier du Seigneur, se promener dans les ruelles du hameau, fière et heureuse. Elle entend le bruit sourd des tambours. Le son s'amplifie, pour devenir féroce et le rêve se brise, elle sursaute dans son lit. Ce vacarme est toujours présent, elle se lève , frissonne en quittant le lit chaud et douillet, regarde à la fenêtre.
Des chevaux font résonner leurs sabots contre la terre, des dizaines de cavaliers remuent la poussière, des cris se font entendre, des éclats de verre. Des hommes se battent, elle distingue nettement des Protecteurs sans armure se mesurer aux cavaliers. Terrorisée, elle reste à regarder les brigands trucider les villageois, incendier les maison, pénétrer dans chaque maison pour exterminer, piller, brûler. Des larmes lui coulent, impuissante face au drame, et son cour cesse de battre lorsque la porte de la maison est arrachée de ses gonds.
Son esprit lui ordonne de se cacher, de courir, de fuir cette violence. En bas, les meubles tombent, du verre est brisé, des pas et des cris grimpent les escaliers. Elle entend la porte de l'autre chambre s'ouvrir, et ce cri inhumain, qu'elle n'oubliera jamais. Elle se met à hurler à son tour, elle s'effondre et sa porte s'ouvre, mais elle ne veut pas regarder. Elle sent qu'on la soulève vigoureusement, elle sent des mains sales la toucher au travers de sa chemise de nuit. Son regard croise celui de l'homme, du pillard, il a les yeux fixés sur elle, de la bave aux lèvres. Il la projette sur le lit avec force et s'affale sur elle, ses mains retroussant la chemise pour caresser sa peau nue.
Ses hurlements n'arrêteront pas le brigand, et un deuxième homme entre et repousse le premier. La jeune fille est pratiquement nue, le visage et les bras couverts de bleus. Celui ci est encore plus horrible, il a le visage plissé, couvert de pustules, des yeux rouges et vifs. Sa voix rauque résonne dans sa tête :
« Cette pucelle sera pour le Maître. Met lui des chaînes et conduis la avec les autres. »
Les monstres reprennent rapidement la route une fois le village rasé, les hommes tués, l'or pillé.
Certaines femmes réduites à l'état d'esclaves suivent le cortège, subissant les coups de fouet des tortionnaires au moindre ralentissement.
La jeune fille se cache au milieu des femmes, elle n'ose imaginer ce qui l'attend. Sans pouvoir cesser de pleurer, elle marche jusqu'à la tombée de la nuit.
Un camp est dressé à la va-vite dans une plaine. Les survivantes sont cantonnées dans une petite tente, obligée de se serrer les unes contre les autres, par manque de place et pour lutter contre le froid. Aucun repas ne leur est servi, et par moments des brigands visiblement gradés viennent choisir une fille pour la nuit , comme on se sert au marché. Il y en a bien un qui est venu la renifler, mais il s'est écarté bien vite en voyant la marque qu'on lui avait dessiné sur le bras. Pour l'instant elle était protégée, mais ne serait ce pas pire au final ?
***
La nuit réserve décidément son lot de surprises. Sans pouvoir sortir, les jeunes femmes ressentent l'agitation à l'extérieure. Le tintement des épées, les cris de rage, les hurlements des blessés. Toutes sont apeurées, une nouvelle fois subissant les guerres des hommes. A l'unisson toutes se mettent à hurler lorsque la toile de la tente est transpercée par une dague. Mais fort heureusement, le blason du Seigneur orne la cotte de maille du soldat.
« Fuyez ! hurle-t-il »
Nul besoin de le répéter deux fois, jouant des coudes, les plus courageuses s'extirpent de leur cage de tissu, puis toutes les femmes leur emboîtent le pas.
Dehors règne le chaos, une odeur de mort et de sang, des guerriers qui se battent partout, des cadavres qui jonchent la terre. Les soldats venus délivrer les prisonnières ne semblent pas prendre l'avantage sur leurs adversaires, certains monstres à l'aspect démoniaques arrivant à soulever des hommes et les jeter au sol sur plusieurs mètres. Les femmes s'enfuient en tout sens, certaines sont rattrapées par des coups de hache ou d'épée et s'écroulent, certaines parviennent à s'éloigner du lieu de combat.
La jeune fille en fait parti, en se retournant elle ne voit même plus le camp, mais elle se retrouve seule, séparée de ses compagnons de fuite. La peur s'empare d'elle, elle continue de marcher droit devant elle, portant sa simple chemise de nuit déchirée, le froid attaquant ses pieds, s'infiltrant jusqu'au plus profond de sa chair. De longues minutes elle marche, court, trébuche, se relève, repart de plus belle, cela dure peut être plusieurs heures, jusqu'à son épuisement. Elle tombe au sol, non loin d'une étroite rivière, épuisée, affamée, gelée.
***
« Allez-vous bien jeune dame ? »
La tête lui tournait encore, et tous ses membres lui faisaient mal. Le seul fait de les remuer lui provoquait des douleurs.
En ouvrant les yeux, un sourire rassurant de vieille femme était posé sur elle.
« N'essayez pas de bouger, vous etes encore trop fatiguée. Nous vous avons retrouvé au bord de la rivière, vous étiez très affaiblie ma pauvre enfant. Que vous est il arrivé ? »
Les souvenirs étaient encore bien présents dans son esprit, et toute la tristesse remonta à ses yeux en repensant à son village. Un torrent de larmes coula le long de ses joues. Elle essaya de parler, mais seul des sanglots sortaient de sa bouche. La dame décida de la laisser seule, mais resta à proximité pour garder un oil sur elle. Son mari rentra plus tard et s'enquit immédiatement de l'état de santé de la jeune fille. La sachant éveillée, il voulut aussi des explications. Forgeron, homme modeste, il n'avait pas pour habitude d'épargner les cours fragiles, ni de modérer ses paroles.
« Alors ma fille, r'conte nous c'qui t'es arr'vé dans la foret »
Ses yeux regardèrent l'homme, elle ouvrit la bouche et articula, mais aucun son ne se forma. Elle essaya à nouveau, mais sans succès, et elle se remit à pleurer. L'homme se mit en colère et haussa la voix, mais il ne fit qu'effrayer la jeune fille qui se renferma sur elle même.
« La pauv'e fille est aussi perdue qu' le gosse ! »
Sur ce, il quitta la pièce, laissant les deux femmes.
« Il faut l'excuser, il est ainsi depuis que nous avons des difficultés avec notre fils. Tu le rencontreras bientôt. Il est un peu différent, lui non plus ne parle pas beaucoup »
La dame sourit en caressant affectueusement les longs cheveux bruns de la jeune fille.
Effectivement, le garçon rentra peu après. Sans un mot, il fila droit dans sa chambre, et fut surpris de trouver une belle princesse dans son lit. Elle le regarde en ouvrant de grands yeux, lui, furieux, courut chercher ses parents. Les voix se firent plus fortes, des cris fusèrent, puis une porte claqua.
Finalement le garçon accepta de céder son lit, pour un temps, et s'installa dans la grange, parmi le foin et le crottin. Elle observa qu'il partait tôt le matin, ne revenait que tard le soir, pour s'enfermer dans son habitat de fortune. Parfois son père lui criait dessus, mais il restait cloîtré.
Un jour qu'elle se sentait mieux, curieuse, elle voulut savoir ce qu'il faisait, seul dans le noir. Elle frappa à la porte, pas de réponse. Elle poussa le battant et pénétra dans la grange. Ses yeux n'étaient pas accoutumés à l'obscurité, mais une lumière douce et vive émanait du centre de la pièce. Elle fit un pas en avant et toucha un objet, rompant le silence ambiant.
« Qui est là !? » Le garçon avait crié si fort qu'elle en eut la chair de poule. Elle plissa les yeux et l'aperçut, accroupi autour de cet étrange halo de lumière.
Il la reconnut et l'invectiva :
« Que fais tu ici ! Sors tout de suite ! »
Aussitôt, elle recula et prit la direction de la porte.
« Attends.. »
Le garçon semblait réfléchir. Il s'approcha d'elle.
« Tu ne vas rien dire à mes parents sur ces pierres ? »
Tous deux se regardèrent, leurs yeux brillants dans la pénombre. Elle acquiesça en pointant du doigt les deux petites pierres rondes.
Il les fit tourner dans sa main, les deux gemmes entourées d'une lumière verdâtre.
« Regarde, dit il en lui donnant une des deux pierres. »
Elle s'en saisit et sentit une chaleur agréable et supportable à son contact.
Le garçon recula, s'éloigna, et immédiatement, le halo autour de la pierre diminua, puis s'estompa. Elle ne tenait dans sa main qu'une petite pierre verte ordinaire. Il marcha vers elle, et la pierre brilla.
Elle avait les yeux grands ouverts de surprise, comment était ce possible ?
« Je les ai trouvées dans un lac. La légende dit que deux amants pourchassés par le Malin auraient préférés se noyer dans ce lac plutôt que de laisser la femme épouser le démon. On dit que pour se venger il aurait emprisonné les deux âmes dans deux pierres, et les auraient jeté dans l'eau aux deux extrémités du lac. J'ai retrouvé par hasard deux petites gemmes aux abords du lac. Ce n'est peut être pas une légende, peut être que les pierres brillent lorsque les deux âmes sont réunies. »
***
C'était leur secret. Et à partir de ce jour, des qu'il rentrait du travail, elle le rejoignait, et ils partaient se promener. Elle ne parlait toujours pas, mais elle savait écouter. Il lui dit s'appeler Althor, il se confia à elle. Enfant il avait du travailler jeune, aider son père à la forge, lui aurait souhaité s'instruire pour quitter ce village perdu, pour devenir quelqu'un. Mais son père l'avait gardé auprès de lui, pour faire vivre la famille, pour lui apprendre le métier. Althor n'appréciait pas particulièrement ce travail, et il n'avait qu'une hâte. Quitter cette maison, quitter ce village, vivre dans la capitale. Elle aussi avait essayé de parler de sa vie, mais aucun son ne franchissait ses lèvres, c'était comme si elle ne se souvenait plus comment faire. Cela ne semblait pas ennuyer le garçon outre mesure, il s'en accommoda car il savait qu'elle l'écoutait, et d'une certaine manière, qu'elle lui répondait. Avec ses yeux, ses gestes , il la comprenait. Un sourire doux ou au contraire un froncement du front réprobateur suffisait pour qu'ils communiquent.
Elle semblait s'épanouir de jour en jour, et prendre plaisir à le retrouver chaque soir. Bien souvent ils allaient en secret contempler les petites pierres magiques, s'amusant à les éloigner puis les rapprocher.
Un soir ou ils marchaient assez profondément dans la foret voisine, la nuit tomba plus vite qu'a l'accoutumé. Commencant à s'inquiéter, il se dépêchèrent de rentrer, et la jeune fille aperçut une lumière à sa droite. Elle se mit à courir dans cette direction, laissant Althor partir de l'autre coté. Son pied se déroba et elle tomba de plusieurs mètres pour terminer
la chute dans l'eau et couler. Prise de panique, elle remua ses bras et ses jambes et sa peur empêcha son corps de remonter naturellement.
Il ne sentait plus son souffle et son pas derrière lui, et un coup d'oil rapide termina de l'inquiéter. Un grand bruit retentit non loin de lui, et il se précipita, le cour serré. Il aperçut du mouvement à la surface de l'eau du lac, et comprit qu'elle avait du tomber. Il regarda en bas un instant, pensant la voir remonter. Mais ne voyant rien, il sauta les pieds en avant pour la sauver. Althor l'agrippa, et la fit remonter à la surface. Elle cria en reprenant de l'air et pour la première fois il entendit le son de sa voix.
Il nagea vers le bord et tous deux remontèrent sur la berge. Ils se regardèrent et elle l'enlaça en sanglotant.
« Merci..merci.. »
Il lui caressa le dos pour la rassurer, mais cette peur l'avait débloquée. Désormais elle parlait.
Cela les rapprocha encore davantage. Elle pouvait enfin se confier et elle commença par raconter sa vie agréable, pour en venir au drame qui l'avait frappé. Avec peine elle se força à se souvenir de chaque détail, à relater chaque minute. Elle n'avait pas oublié le cri terrible lorsque son père avait été assassiné. Chaque nuit il lui semblait l'entendre et en parler allégeait son cour et son esprit. Peu à peu elle reprit goût à la vie,
elle se remit à rire. Et surtout à apprécier les moments qu'elle passait avec Althor.
Lui non plus n'était pas insensible à la belle Lhana. Parfois même il rêvait d'elle.
Il se voyait oser l'embrasser, passer sa main dans ses cheveux, et elle répondait à ses avances. Leurs mains se liant, leurs langues se mêlant, leurs corps se tordant. Il imaginait son corps dévoré par la passion, la douceur de sa peau, la fermeté de sa poitrine. Mais lorsqu'il était devant elle, impossible d'agir, elle était tellement intimidante.
Environ deux mois après son arrivée, le Père de Althor commença à s'inquiéter de voir la jeune fille rester chez eux. Une bouche de plus à nourrir, alors qu'elle passait ses journées à rêvasser ou nettoyer la maison, n'était pas dans ses moyens. Il entama des recherches puisqu'elle avait donné son nom, et un jour une réponse lui parvint.
« Bonjour,
Cette jeune demoiselle est la fille de mon cousin Louis, tué lors d'un massacre dans son village.
Je réclame donc sa garde et vous envoie le nécessaire pour assurer les pertes financières occasionnées par son départ. »
***
Elle ne fut pas chassée, mais le Père imposa cette décision à sa famille. Sa femme et son fils s'étaient habitués à la présence de la jeune fille, et malgré leurs protestations, il ne transigea pas. Quelques jours après avoir reçu la lettre, Lhana boucla ses affaires et annonça qu'elle était prête à partir. Elle fondit en larmes dans les bras de la Mère qui essayait tant bien que mal de ne pas succomber à un excès de tristesse. Elle adressa des remerciements polis et amicaux avec sa voix douce au Père. Et elle embrassa sur la joue le fils de la famille, un cadeau d'adieu à celui qui lui avait redonné la parole. Elle aurait mieux aimé le connaître, elle aurait aimé avoir plus de temps à passer à ses cotés, elle sentait sa présence nécessaire et rassurante. Mais une nouvelle fois la vie la séparait cruellement d'une personne qui comptait sans son cour, à croire qu'elle était maudite.
Ainsi après plusieurs heures de voyage à pied elle arriva dans la ville ou habitait son parent. La maison était en ruine mais semblait immense de l'extérieur. De nombreuses jeunes filles mal vêtues discutaient dans la cour, puis tournèrent leurs regards vers Lhana. Intimidée, elle se hâta de frapper à la lourde porte en bois et pria pour qu'on lui ouvre vite, déstabilisée par les rires des jeunes filles dans son dos. Elle dut relever la tête pour voir le grand homme qui la dévisageait, le regard haineux et ferme. En tremblant elle tendit la lettre, l'homme la déchiffré rapidement
puis en fit une boule de papier qu'il jeta à terre. Il attrapa son petit sac que la Mère d'Althor avait rempli de vêtements et de nourriture et poussa Lhana à l'intérieur.
« Allez au travail ! »
On lui retira ses vêtements certes modestes mais corrects, pour l'habiller de défroques usagées et puantes. Elle fut rouée de coups, ne reçut qu'une maigre pitance pour se nourrir, et on lui ordonna de quémander des pièces aux passants, dans les rues. Souhaitant échapper aux coups, elle accepta a contre cour en regrettant d'être venue dans cette baraque. En pleurs elle s'assit au coin d'une rue, se recroquevilla en sanglotant. Cet homme était il vraiment de sa famille ? Qu'allait il lui arriver ? Pourquoi était elle partie de ce havre de paix..
Des jours durant elle s'acquitta de sa tâche. Du matin jusqu'au soir, elle errait dans les rues et récoltait de petites pièces d'or, probablement en faisant pitié aux badauds. Le midi elle jeûnait et le soir en rentrant et en donnant son revenu de la journée, elle recevait un maigre repas si elle avait bien travaillé, rien si la somme n'était pas suffisante aux yeux de ses bourreaux.
Cela devait faire deux semaines qu'elle était arrivée, et on lui avait promis un travail mieux payé dans les prochains jours. Cela l'inquiétait
beaucoup, elle avait le temps de penser toute la journée et n'osait imaginer ce que certaines filles devaient faire pour son Grand-Oncle. Elle avait la tête baissée dans ses rêveries lorsqu'une petite pièce dorée tomba au sol. Ses mains se ruèrent dessus et elle releva la tête pour remercier la personne. Le choc fut brutal, elle reconnut Althor ! Elle baissa immédiatement la tête, trop honteuse de ce qu'elle faisait. Le jeune homme s'éloigna d'un pas rapide et disparut. Des images, des émotions s'entrechoquèrent dans son esprit, mais que faisait-il dans cette ville ?
Une main se posa sur son épaule, elle redressa sa tête lourde de pensées noires, et le visage fermé d'Althor lui faisait face. Il posa une main sur sa joue, lui frotta pour enlever la crasse. En la reconnaissant, il s'agenouilla et la prit dans ses bras. Un doux et tendre baiser vint réchauffer ses lèvres et son cour. Il la fit se lever, et l'emmena dans une taverne pour qu'elle puisse se laver et contenter son estomac.
Il lui fit serment que plus jamais il ne la laisserait.